Le génocide oublié :
TRONTRON et PEUNEU
Prise dans son ensemble, cette histoire est une fiction. Néanmoins les événements et les personnages qui la constituent sont tous authentiques, y compris - et surtout - le massacre final. C'est leur juxtaposition qui est fictive. Cela n'enlève rien au caractère tragique.
Nous sommes à Valence d'Agen (Tarn-et-Garonne) à l'école primaire de garçons en avril 1944...
Leur arrivée dans notre école était un événement. On ne savait d'où ils venaient ni où ils iraient après leur départ. Ils resteraient plusieurs semaines, comme chaque année au printemps. Nous ne connaissions pas leurs noms, seulement leurs surnoms : Trontron et Peuneu. On n'en finissait pas de rigoler, le maître aussi. Des vedettes !
Et c'est bien ce qu'ils étaient. Dans la cour de récré ils étaient très entourés. Personne ne savait mieux qu'eux marcher sur les mains et quand les maîtres d'école regardaient ailleurs : hop, un saut périlleux par ci, une roue par là. De vrais acrobates. Nous les aimions bien et nous les admirions. Mais fallait pas les chercher ; ils savaient se faire respecter.
En classe, il y avait parfois de bons moments. Un jour le maître faisait une leçon sur les voies navigables de France. Justement, à la limite de Valence, passe le canal latéral à la Garonne, prolongement, de Toulouse vers Bordeaux, du Canal du Midi :
- Tiens, demande la maître, toi Trontron ou toi Peuneu, votre roulotte est au bord du canal. Alors vous devez savoir ce que cela veut dire " latéral à la Garonne "...
- M'sieur je sais M'sieur, répond Trontron sans hésiter, ça veut dire qu'il atterrit dans la Garonne !
Pliés nous étions. Trontron et Peuneu rigolaient encore plus fort que tous les autres réunis.
C'était vrai, leur campement était composé de trois roulottes tirées par trois ou quatre robustes chevaux. Ils faisaient partie d'une famille de Manouches dont l'activité principale était le rétamage des chaudrons et autres ustensiles de cuisine. Ils passaient dans les rues de Valence en criant : "Pairolièrs !" car tout le monde comprenait l'occitan en ce temps-là et il fallait bien employer la langue des Gadjé (en langue d'Oc, un chaudron se dit pairol - prononcer païrol). Moi, j'habitais rue Garonne, l'une des dernières maisons avant le canal. De ma fenêtre je voyais les roulottes et la vie de cette petite communauté. J'enviais ces enfants délurés, libres d'aller et venir à leur guise. Mais je ne pouvais les fréquenter qu'à l'école.
Notre école, justement, allait subir de grands bouleversements en ce printemps 44. Nous savions que notre pays était occupé par l'armée allemande et nous avions vu passer plusieurs unités de la Wehrmacht dans notre petite ville. Mais la compagnie qui venait d'arriver chez nous était d'une tout autre espèce, si j'ose dire. Une compagnie du régiment SS Der Führer, de la division Das Reich, nous avait délogés de notre école réquisitionnée et nous avions dû déménager à l'école des filles.
La division SS Das Reich, de retour du front de l'Est, avait établi ses quartiers dans toute la région avec son état-major à Montauban (Valence d'Agen est à 45 km à l'ouest de Montauban). Sa mision, nous le saurions plus tard, était de donner la chasse aux Résistants qui harcelaient les troupes allemandes. Sinistre régiment der Führer ! C'est celui qui devait massacrer les habitants du village d'Oradour sur Glane dans le Limousin, comme nous l'apprendrions plus tard. Les waffen SS, tous volontaires, avaient prêté le serment du SS qui était d'obéir aux ordres quels qu'ils fussent : tuer hommes, femmes, enfants, vieillards sans hésiter ni discuter.
Un officier du régiment SS Der Führer
De ma fenêtre de la rue Garonne je voyais chaque jour des sections SS partir en opérations en chantant "Heidi Heido... Heila". Les roulottes des familles de Trontron et Peuneu avaient décampé dès l'arrivée du régiment SS, la peur instinctive de l'uniforme. Pour eux, les bords du canal étaient devenus infréquentables. Donc, plus de Trontron ni de Peuneu en classe. L'ambiance n'était plus à la détente...
La détente d'une première rafale de mitraillette avait haché le silence de la clairière. Les aboiements de l'officier excitaient les soldats qui enfonçaient les portes des roulottes à grands coups de crosses. " Gehen Sie daher aus ! " Dehors !
Effarés les occupants des roulottes sortaient les uns après les autres. Les hommes d'abord ; Trontron et Peuneu étaient parmi eux. Les SS les firent se ranger pieds nus dans l'herbe mouillée. Les soldats étaient entrés dans les verdines pour en évacuer les femmes et les enfants. L'une d'elles serrait un nourrisson dans ses bras.
Le crime a eu lieu dans une clairière proche du petit village de Saint-Sixte situé à 8 km de Valence d'Agen. La section de soldats SS appartenait à la 1ère compagnie du régiment Der Führer, celle qui justement était cantonnée à Valence d'Agen et que nous croisions tous les jours en allant à l'école. Voici le récit de ce massacre tel qu'on peut le lire sur le site de l'Association Nationale des Anciens Combattants et Amis de la Résistance (ANACR)
Les véhicules sont fouillés, les meubles, ustensiles, effets, sont jetés hors des roulottes. Soudain, un ordre bref, dans ce désordre les Allemands ont trouvé des carabines à bouchons de liége, à air comprimé. Ces engins inoffensifs, pour garçonnets et jeunes gens étaient installés dans des baraques de foires, pour y exercer leur adresse.
“ Terroristes, terroristes ” hurlent les SS.
Aussitôt les hommes, frappés à coups de crosse, sont placés en file, les bras levés. Les femmes suivent portant leurs enfants à demi vêtus, ou suivies par eux…
Amenés dans la prairie, à quelques mètres de leurs roulottes, ils sont placés en demi-cercle, sommés de se coucher. Avec une rage folle, les Allemands, s’acharnent à la mitraillette, sur leurs victimes.
Les deux hommes sont tués les premiers, par prudence. Six femmes, dont certaines sont enceintes, sont littéralement broyées et éventrées avec, prés d’elles, le fruit déjà formé de leur conception. A leurs côtés, gisent six cadavres d’enfants de 14 ans à 19 jours,
Cela se passait à Saint-Sixte (Lot-et-Garonne) le 23 juin 1944 à 6 heures du matin. Trontron et Peuneu ne reviendraient plus jamais dans notre école.
Alain Daumas, président national de l'UFAT
Dans les années qui suivirent on oublia ce crime contre l'humanité. Les Gitans, comme on disait, n'avaient pas bonne presse et, après tout, certains devaient bien penser que quelques-uns de moins, ce n'était pas une grosse perte. La plupart avaient été internés dans les camps de concentration et beaucoup, déportés en Allemagne avaient péri dans les camps de la mort. La libération des tsiganes eut lieu longtemps après la fin de la guerre. Les derniers Tsiganes ne furent libérés que fin mai 1946. Ils ne retrouvèrent aucun de leurs pauvres biens perdus et ils n'ont jamais été dédommagés.
Eux, les gens du voyage, n'avaient pas oublié. S'il est une tradition bien conservée dans la communauté, c'est bien celle d'honorer ses morts. Alain Daumas, à Montauban, ruminait son projet. Il fallait faire sortir ce drame de l'oubli, le ramener à la surface de la mémoire collective. Mais comment ? Il entreprit un combat opiniâtre, remuant le ciel,la terre et l'enfer jusqu'à ce que l'on consentit à l'écouter. Il voulait faire ériger une stèle commémorative sur le lieu du massacre. La communauté tsigane était prête à la payer. Il parvint à convaincre le maire du village, les conseillers généraux, le préfet et le 23 juin 1991, à la date anniversaire, le monument était inauguré en présence des autorités civiles et militaires. Alain Daumas fit un discours auquel répondit le préfet puis le maire. Une partie des villageois et les enfants des écoles étaient présents. C'était bien la moindre des choses pour honorer la mémoire de Trontron et Peuneu.
Alain Daumas au micro - article de La Dépêche du Midi
Jean-Claude Drouilhet
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Pour ceux de nos visiteurs qui ont vu le film Le vieux fusil de Robert Enrico tourné à Montauban et dans les environs, je dirai qu'il montre bien la barbarie de cette " unité d'élite " que fut la SS division Das Reich dont le général, responsable des massacres de Saint-Sixte, Dunes, Caudecoste, Oradour sur Glane, Tulle, Brive... pour ne parler que de ceux de notre région (il fit bien pire en Ukraine et en Russie), ce général Lammerding donc, s'éteignit paisiblement dans son lit à Bad Tölz le 13 janvier 1971 à lâge de 66 ans.